Une du Plan B en 2006, année de campagne... La question n° 1 posée par les "Etats-généraux" de la presse convoqués à la demande du président de la République, avec le soutien de plusieurs médias peut être aussi celle-ci : quid du respect de la loi par les groupes de presse, dans un pays où les politiques eux-mêmes redoutent en fait son pouvoir au point de laisser les coudées franches à ceux que la concurrence dérange.
Voilà par exemple une partie du texte des lois concernant la presse qui n'est plus respectée, chose que les syndicats mais aussi de nombreux journalistes et autres salariés de la presse déplorent. C'est un angle d'attaque comme un autre des problèmes que rencontre la presse.
L’article 11 de la loi n° 86-897 du 1er août 1986 portant réforme du régime juridique de la presse, telle que complétée par la loi n° 86-1217 du 27 novembre 1986 (ci-après, la « loi du 1er août 1986 »), applicable aux publications quotidiennes imprimées d’information politique et générale, prévoit :
« Est interdite, à peine de nullité, l'acquisition, la prise de contrôle ou la prise en location-gérance d'une publication quotidienne imprimée d'information politique et générale lorsque cette opération a pour effet de permettre à une personne physique ou morale ou à un groupement de personnes physiques ou morales de posséder, de contrôler, directement ou indirectement, ou d'éditer en location-gérance des publications quotidiennes imprimées d'information politique et générale dont le total de la diffusion excède 30 p. 100 de la diffusion sur le territoire national de toutes les publications quotidiennes imprimées de même nature. Cette diffusion est appréciée sur les douze derniers mois connus précédant la date d'acquisition, de prise de contrôle ou de prise en location-gérance. Le contrôle mentionné à l'alinéa précédent s'apprécie au regard des critères figurant à l'article 355-1 de la loi n°66-537 du 24 juillet 1966 sur les sociétés commerciales ou s'entend de toute situation dans laquelle une personne physique ou morale ou un groupement de personnes physiques ou morales aurait placé une publication sous son autorité ou sa dépendance ».
A elles seules, les fédérations des Crédit Mutuels de l'Ouest et de l'Est contrôlent à présent près de 75% de la diffusion de la presse régionale, sans compter les parts qu'ils ont prises dans les gratuits, les hebdos, les journaux d'annonces classées, etc. Et internet, indeed. Sipa-Ouest-France à Rennes, l'Est Républicain à Nancy, Le Progrès de Lyon en Rhône-Alpes, appartiennent à présent tous au même actionnaire majoritaire de façon certes non directe mais bien réelle. A elles seules, la société d'investissement et de participation Ouest-France et l'association pour la démocratie qui gère le premier quotidien français par son tirage ( plus de 770 000 exemplaires jour en vente cumulée) ont racheté pour les contrôler et en réduire progressivement la force de nuisance concurrente tous les titres de l'ouest situés entre la Gironde et la Haute-Normandie, hormis un ou deux survivants qui peinent à survivre dans des villes où la publicité, les annonces classées, les avis d'obsèques ( chers payés...) sont également contrôlés - ainsi que leurs tarifications - par ce groupe.
Mafia contre mafia
Comment voulez-vous que ces pratiques hégémonistes ne déteignent pas sur la culture des gens du livre dont Alain Minc vient de nous montrer qu'il ne l'a en fait jamais comprise, en déclarant que les Etats-généraux de la presse serviraient à quelque chose s'ils servaient au moins "à abattre le syndicat du livre CGT"... Mafia contre mafia, voilà où nous en sommes...
Encore cette perle rare : en octobre 2005, le Conseil national de la Concurrence et des prix a reconnu en étudiant l'offre de rachat des titres de la Presse de l'Ouest à la Socpresse par Ouest-France que "l’exploitation du pouvoir de monopole de la société SIPA pourrait affecter le contenu éditorial du journal. Une simple homogénéisation de ce contenu entre les différents titres appartenant au même groupe se traduirait par une perte de diversité pour les lecteurs. Une mise en commun des moyens des différents titres, poussée jusqu’aux rédactions, pourrait rendre un tel processus difficilement évitable"... Autrement dit, que les synergies et mises en commun de moyens d'impression, de réseaux commerciaux, et - malgré l'interdiction énoncée à l'époque - que les fusions effectuées des régies publicitaires allaient à l'encontre du dynamisme de chaque média et du pluralisme indispensable à la clarté des débats locaux.
Compte tenu des cumuls de titres, de régies publicitaires, de médias payants et gratuits par le groupe SIPA-OF, la note produite à l'époque par le dit Conseil de la concurrence avait conclu ceci :
"LA POSITION DE MONOPOLE OU DE QUASI-MONOPOLE QU’OCCUPERAIT LA SIPA SUR LES MARCHÉS DE LA PRESSE QUOTIDIENNE RÉGIONALE POURRAIT LA METTRE EN MESURE DE FAUSSER LE JEU DE LA CONCURRENCE SUR LES MARCHÉS DE LA PUBLICITÉ ET DES PETITES ANNONCES SUR LES AUTRES MÉDIAS".
Et d'ajouter un peu plus loin :
"L'opération envisagée est également susceptible de produire des effets de forclusion verticale, tant à l’amont (correspondants de presse, impression des journaux) qu’à l’aval (distribution des quotidiens) des marchés de la presse quotidienne régionale sur lesquels l’opération confère un monopole ou un quasi-monopole à SIPA."
Rien n'y a fait. Les politiques n'ont pas bronché. "On ne peut pas être contre Ouest-France," a sobrement commenté François Fillon, dont les origines sarthoises lui ont sans doute permis de savoir qu'on ne se frottait pas impunément au tombeur du Maine Libre.
Il était aussi possible de lire ceci dans cette analyse trés fine de la situation qui préludait au rachat de la Presse de l'Ouest par le nouveau papyvore du moment :
"Aux termes du contrat de dépositaire conclu pour la distribution de Ouest-France, malgré l’absence apparente d’exclusivité, le dépositaire doit, en réalité, solliciter l’agrément de Ouest-France s’il souhaite exercer une activité avec des partenaires entrant en concurrence avec Ouest-France, ou pour assurer la distribution d’autres documents en même temps que la distribution d’Ouest-France : Ouest-France serait dès lors en mesure d’empêcher la diffusion de tout titre de presse quotidienne ou hebdomadaire régionale concurrent."...
Autrement dit, confirment depuis les cadres commerciaux des titres rachetés, fini la rigolade, on sort les couteaux et tout ce qui n'est pas pour nous est contre nous!
Mais aucune conséquence n'en a été tirée. Parce que le P-dg de SIPA-OF Monsieur François-Régis Hutin, une sorte de Bernard Tapie de l'Ouest, a de bons avocats. Ceux-ci ont fait valoir qu'il s'agissait d'un sauvetage, que la situation économique du titre le plus visible de Rennes ou de Paris, Presse-Océan, était mauvaise, et qu'elle plombait de facto celle des autres, liés économiquement au pôle de la Presse de l'Ouest. Raisonnement déjà entretenu par le groupe Hersant puis par Dassault, avant la revente à OF...
On ne tire pas sur les ambulances, sauf si cela peut rapporter gros : les deux autres titres, leurs TV, leurs annonces permettaient en fait à l'éditeur de récolter bon an mal an un matelas douillet de plusieurs millions d'€uros de résultat net consolidé. Bien assez pour lisser les comptes de trésorerie de Presse-Océan à Nantes, mais cela n'a pas suffit à empêcher que la vente soit autorisée, et les cultures originales de ces médias tuées en moins de deux.
Pour l'Europe comme pour la presse, le plan B n'existe pas, clame Médiapart.fr, opposé à la gratuité du web et persuadé qu'il suffit de restaurer la qualité des contenus pour que vive la presse sur internet : réhabiliter l'investigation
Davantage : la note du Conseil national de la concurrence précise qu'aucun des titres rachetés n'était déficitaire ou du moins dans une situation réellement critique, en témoignent les chiffres et les propos suivants : "En l’état des informations disponibles, aucune des sociétés du Pôle Ouest n’apparaît comme étant en cessation de paiement ou faisant l’objet d’une procédure collective ; seule l’une d’entre elles a un compte d’exploitation négatif (Presse Océan), les deux autres titre présentant des exploitations bénéficiaires"... En effet, en 2004, le Courrier de l'Ouest et le Maine-et-Libre frôlaient à eux deux les 13M. d'€uros de résultat net d'exploitation, chiffres auxquels la soustraction d'un apport de soutien à Presse-Océan pour compenser ses presque 5 millions de pertes annuelles ne portait pas irrémédiablement tort.
"Il apparaît donc que les conditions d’application de l’exception de l’entreprise défaillante ne sont pas réunies"... avait conclu ce rapport bien renseigné. Mais rien n'y a fait.
Dans le cas antérieur d'un abus de couplage de publicités par La Provence et le Méridional, sans doute pour aller voir la Gloire de mon père ou le Château de ma mère au ciné, le même Conseil anti concurrence avait rappelé ceci : "Aux termes de l'article L. 464-2 du code commerce dans sa rédaction applicable avant l'entrée en vigueur de la loi du 15 mai 2001 : Le Conseil de la concurrence peut ordonner aux intéressés de mettre fin aux pratiques anticoncurrentielles dans un délai déterminé ou imposer des conditions particulières. Il peut infliger une sanction pécuniaire applicable soit immédiatement soit en cas de non exécution des injonctions. Les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie et à la situation de l'entreprise ou de l'organisme sanctionné et de façon motivée pour chaque sanction. Le montant maximum de la sanction est, pour une entreprise, de 5 % du chiffre d'affaires hors taxe réalisé en France au cours du dernier exercice clos. Si le contrevenant n'est pas une entreprise, le maximum est de 1 524 490 17 euros "...
Bien leur en a pris!
Monopole et effets "restrictifs"
In fine, même en ayant statué que "le monopole sur les marchés de la presse quotidienne régionale de la Vendée, de la Sarthe et de la Loire-Atlantique et le quasi-monopole en Maine et Loire, auquel aboutit l’opération ne font courir que de faibles risques pour la concurrence du fait des contraintes particulières qui pèsent sur le secteur de la presse quotidienne régionale, mais qu’en revanche, la présence de SIPA sur l’ensemble des marchés connexes de la publicité pourrait avoir des effets restrictifs de concurrence sur ces marchés", le Conseil national de la concurrence et des prix en question ici - et dont je proposerais bien qu'il soit restructuré à la demande des parlementaires pour y adjoindre quelques professionnels de nos métiers - a fini par approuver, malgré moult réserves exprimées, le rachat à Dassault du groupe la Presse de l'Ouest par son concurrent et challenger de l'époque dans ces zones de diffusion, sauf à Nantes, à savoir la holding gestionnaire de Ouest-France!
Un peu comme si Libé rachetait le Monde avec la bénédiction d'Alain Minc et de Nicolas Sarkozy réunis...
Là aussi, nous pouvons lancer un concours du groupe de presse qui contournera le mieux la loi et se permettra de contrôler en direct ou en indirect plus de 30% de la diffusion quotidienne cumulée dans l'hexagone. Reproche fait à Robert Hersant en son temps par le même François-Régis Hutin qui préside SIPA.
Le gagnant aura-t-il droit à un abonnement gratuit d'un an au titre de son choix?
Cela pourrait être une bonne façon de faire progresser la démocratie! Dernier point : cet article est beaucoup plus long que ceux que publient les titres dominants du moment. Faîtes un tour dans les archives et vous verrez qu'hier, les patrons de presse ne prenaient pas leurs lecteurs pour des analphabètes et que ce format long existait bel et bien pour expliquer des choses qui méritent de l'être.
Jo Gatsby